Pablo Picasso
Tête de femme 1906-1907
Épreuve en bronze, sans numérotation
Fonte au sable, 1933, probablement Florentin Godard
Patine brun clair
Signé (à la base au dos) : PICASSO
Inscrit en relief (à l’intérieur) : 1933
H. 11,5 ; L. 8 ; P. 9 cm
Provenance
- Collection André Pusey (1894-1968), offert à sa femme Lucienne Pusey (1899-1976)
- Par descendance depuis 1976
Bibliographie
- 1942 ZERVOS : Zervos, Christian, Pablo Picasso, vol. II, Œuvres de 1912 à 1917, Paris, 1942, no. 574 (une autre épreuve illustrée pl. 266).
- 1971 SPIES : Spies, Werner, Les sculptures de Picasso, La guilde du livre Lausanne, 1971, repr. n°12, p.40.
- 2007 EXPOSITION : De Cézanne à Picasso : Chefs-d’œuvre de la galerie Vollard, Paris, musée d’Orsay, Réunion des musées nationaux, 2007.
- 2016 EXPOSITION : Picasso. Sculptures, catalogue d’exposition, Paris, musée Picasso, 8 mars – 28 août 2016 ; Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, 26 octobre 2016 – 5 mars 2017, repr. p.52 (épreuve en bronze du musée Picasso MP235).
- 2016 COLLOQUE : Diana Widmaier Picasso, « Picasso et les fondeurs : un état des lieux », Colloque Picasso Sculptures, 25 mars 2016, Paris, Musée Picasso.
- 2021 BERGER LEBON : Ursel Berger, Élisabeth Lebon, Maillol redécouvert, 2021, Galerie Malaquais, éditions Gourcuff Gradenigo, Paris, « Florentin Godard (1877 – 1957), fondeur d’art.
« La sculpture est le meilleur commentaire qu’un peintre puisse adresser à la peinture » Pablo Picasso
Un tournant stylistique
Pablo Picasso a pratiqué la sculpture dans des techniques et matériaux divers. Elle traduit la force novatrice et l’audace de l’artiste, dans un objectif parfois personnel, presque intime, de terrain de jeu et de laboratoire artistique. Sa pratique n’est pas linéaire ; il débute au contact de sculpteurs, de céramistes ou de ferronniers. Il est surtout marqué par le maître incontesté dans le domaine à cette période : Auguste Rodin. Picasso visite certainement la grande exposition rétrospective de l’œuvre de Rodin au pavillon de l’Alma lors de l’Exposition Universelle de 1900.
Bien qu’arrivée tardivement dans sa pratique, la sculpture est indissociablement liée à l’ensemble de son œuvre. Lors d’un manque d’inspiration ou face à une problématique plastique qu’il n’arrive pas à surmonter, Picasso y a recours. Sa première sculpture est une Femme assise (1902). L’historien d’art espagnol Cirici-Pellicer, y voit une affinité avec l’art du Moyen-Âge catalan, notamment les fresques romanes de Santa Maria de Tahull conservées au musée de Barcelone que Picasso a vues.[1] Dans la lignée de cette œuvre, nait en 1903 la Tête de picador au nez cassé qui présente un visage typé, marqué par une déformation faciale. Picasso admet ici deux points de vue : de face et de profil, qui offrent chacun une qualité d’expression particulière. C’est un moyen pour Picasso de créer de nouveaux rapports de formes.
L’œuvre qui nous intéresse ici est l’une des premières sculptures de Picasso. Elle est créée à un moment crucial de sa pratique artistique. En 1905, Picasso travaille en peinture à la réalisation du portrait de Gertrude Stein (1874-1946) pour lequel il a besoin de près d’une centaine de séances de pose, ne trouvant pas la manière d’exprimer les traits du visage. La toile est mise en pause à l’été 1906 pendant lequel sa vision plastique va être bouleversée. À son retour il termine le portrait de la célèbre poétesse américaine. C’est aussi à cette période qu’il crée Tête de femme dont les traits géométrisés et archaïsants sont comparables à ceux du portrait peint.
La Tête de Femme est le fruit de recherches effectuées pendant l’été à Gosól, un village des Pyrénées espagnoles où l’artiste abandonne véritablement la représentation psychologique de ses périodes bleues et roses pour se tourner vers la pure représentation plastique. Là-bas il prend également conscience de l’importance de la sculpture. Elle est le signe d’un renouveau dans sa pratique, et débouchera sur des œuvres capitales de sa carrière, Les Demoiselles d’Avignon (1907, MoMA, New York) et la Tête de Femme (Fernande) (1909, Musée Picasso, Paris).
Tête de Femme démontre un attachement à Gauguin, mais également un goût qui se développe au sein de l’avant-garde parisienne pour les arts extra-occidentaux, qu’ils soient africains, océaniens, mais également ibériques. Avec la bouche qui s’avance en pointe, Tête de Femme convoque une influence extra-européenne que l’on trouve dans les bois découpés de Gauguin[2] dont l’espagnol a dû voir, en octobre - novembre 1906, la grande rétrospective au IVe Salon d’Automne. Picasso met ici en œuvre une simplification des moyens et une limitation des volumes, des traits, qui caractérisent aussi plus tardivement les figures que l’artiste taille directement dans le bois[3].
Tête de Femme présente une exécution typée des yeux en amande avec une prunelle légèrement convexe que nous retrouverons dans les nombreuses études pour les Demoiselles d’Avignon et dans les esquisses dites de la « période nègre » de Picasso. Les années 1905 – 1906 coïncident en effet avec la découverte de l’art africain et extra-occidental au sein de l’avant-garde parisienne, sous l’impulsion de Matisse (1869 – 1954). Picasso y porte un grand intérêt et découvre l’art antique ibérique, en 1906, avec la collection de sculptures ibériques[4] alors acquise par le musée du Louvre. L’artiste rend ici une figuration de type masque qui marque ce passage d’une représentation mimétique à une stylisation expressive. Il crée par ailleurs en 1907, un Masque[5] qui reprend les mêmes éléments stylistiques schématisés pour les traits du visage. Selon Werner Spies, Tête de Femme est un « pur objet »[6] qui se dresse devant le spectateur. Il y a également vu une réaction contre les canons de Rodin, Bourdelle ou Medardo Rosso.
A partir de 1906 – 1907 en effet et avec l’impulsion donnée par cette Tête de Femme, Picasso change radicalement son art. Il se tourne vers des formes solides, volumétriques, à l’approche sculpturale dans la construction et le modelage des corps. La tête féminine devient extrêmement asymétrique. Le cubisme est en train de naître.
Edition et contexte de fonte
Environ 10 exemplaires de ce modèle sont connus dont trois sont conservés en collection publique :
-Washington, Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, inv.66.4048[7]
-Paris, musée Picasso, inv. MP235[8]
Notre épreuve de Tête de Femme provient par descendance de la collection particulière d’André et Lucienne Pusey.
La sculpture est très probablement une fonte au sable réalisée par Florentin Godard (1877 – 1956). Fondeur pour Maillol à partir de 1907, il travaille également avec le marchand Ambroise Vollard (1866 – 1939). Celui-ci représente l’œuvre de Picasso dès 1901 et commence à s’intéresser aux sculptures de l’artiste en 1910[10]. Nous savons par la provenance attestée d’autres exemplaires de Tête de Femme que Vollard en a supervisé l’édition, au moins à une période.
Grâce aux récents travaux d’Elisabeth Lebon, spécialiste des fondeurs de bronze, sur Florentin Godard, et au recoupement de ces informations avec les fontes de Picasso par Diana Widmaier Picasso, nous en savons un peu plus sur la relation tripartite Vollard – F. Godard - Picasso. Il n’existe pas de contrat signé entre les deux parties mais il semble que l’artiste renonçait à ses droits, comme c’est le cas également dans la relation entre Vollard et Maillol. Chaque bronze est signé, mais ne porte ni numérotation ni cachet de fondeur. Vollard édite les sculptures au cas par cas pour des clients potentiels.[11]
Ici, le bronze porte l’inscription en relief du chiffre « 1933 » à l’intérieur, qui correspond vraisemblablement à la date de la fonte. Florentin Godard pratiquait ce type d’inscriptions en relief sur des bronzes de Manolo ou de Laurens édités par Kahnweiler[12]. Or, à cette période Vollard n’est plus le marchand principal de Picasso[13]. Mais le modèle appartenait tacitement à Vollard comme nous l’avons vu précédemment. Et nous savons que ce dernier commande encore des fontes d’œuvres de Picasso à Florentin Godard à la fin des années 20 ; qu’il continue à en vendre dans les années 30 ; et qu’il garde tous les modèles originaux de Picasso jusqu’à son décès en 1939[14].
Notre Tête de Femme est donc très probablement une fonte Florentin Godard de 1933, supervisée par Ambroise Vollard.
[1] L’historien de l’art espagnol Cirici-Pellicer cite une exclamation qui aurait échappée à Picasso devant ces fresques : « Regarde ! C’est moi qui ai fait ça ! » (Spies, Les sculptures de Picasso, La guilde du livre Lausanne, 1971, p. 11).
[3] Voir Pablo Picasso, Figure, 1907, bois sculpté avec traces de crayon et peinture, Musée Picasso.
[5] Reproduit in 1971 SPIES, n°13, p.41.
[6] W. Spies, Les Sculptures de Picasso, Guilde du Livre de Lausanne, 1971, p. 23.
[7] Provenance : Ambroise Vollard, 1939 ; puis acquis par Joseph H. Hirshhorn en 1958.
[8] Provenance : Atelier Pablo Picasso.
[9] Provenance: Peter and Irene Ludwig, Aachen.
[10] Vollard achète alors 5 modèles originaux : Fou (1905) – Tête de femme (Fernande)(1906) – Femme agenouillée se coiffant (1906) – Tête d’homme (1906) - Tête de femme (Fernande)(1909). Cf. 2007 EXPOSITION, p.195.
[11] Les livres de comptes de la Fonderie Godard qui ont pu être dépouillés sont au nombre de 3. Ils couvrent les périodes 1910-1914, 1924-1928 et 1929-1931 et ne permettent pas d’identifier les sculptures précisément. Cf. 2007 EXPOSITION, p.196 et 200.
[12] Il s’agit alors non pas de la date mais des initiales du marchand avec une numérotation, exemple : « KHII ».
[13] Il a été son principal marchand de 1906 à 1911 même s’il n’a jamais eu l’exclusivité.
[14] 2007 EXPOSITION, p.198-199.