Edgar Degas

Portrait, Tête appuyée sur une main avant 1885[1]

Épreuve en bronze, 62/K
Fonte à la cire perdue A.A. Hébrard, entre 1921 et 1932[2]
Inscriptions sur l’épaule droite : Degas (cachet)
Inscriptions sur l’épaule gauche : 62/K – CIRE / PERDUE / A.A. HEBRARD
Étiquette à l’intérieur presque illisible : DOUANES / PARIS / EXPOSITIONS
H. 12,3 ; W. 17,5 ; D. 16,2 cm

Provenance

  • Glasgow, collection Cargill
  • France, collection privée (transmis par héritage)

Bibliographie sélective

  • 1921 Thiébault-Sisson, “Degas sculpteur raconté par lui-même”, Le Temps, 23 mai 1921.
  • 1923 Exhibition of the Works in Sculpture of Edgar Degas, février – mars 1923, Londres, The Leicester Galleries, preface de Walter Sickert, n°71.
  • 1944 Rewald, John, Degas, works in sculpture, a complete catalogue, Pantheon Books Inc., New York, 1944, p.82, pl XXIX, repr.
  • 1991 Pingeot, Anne et Horvat, Frank, Degas, sculptures, RMN, 1991, p.187, n°71 et p.145, repr. (Épreuve 62/P)
  • 1993 Fowle, Frances, Alexander Reid in context: Collecting and dealing in Scotland in the late 19th and early 20th Centuries, thèse, 1993, University of Edinburgh.
  • 2002 Czestochowski, Joseph S., Pingeot, Anne, Degas, Sculptures, Catalogue Raisonné of the Bronzes, musée national de San Carlos, Mexico City, 10 juin-15 septembre 2002, Memorial Art Gallery, University of Rochester, New York, 10 octobre 2002-12 janvier 2003, San Diego Museum of Art, 28 juin-28 septembre 2003, Fine Arts Museums of San Francisco, Legion of Honor, 18 octobre 2003-18 janvier 2004, p.242-243, n°62, repr.
  • 2010 Lindsay, Suzanne Glover, Barbour, Daphne S., Sturman, Shelley G., Edgar Degas Sculpture, The Collections of the National Gallery of Art, Washington, National Gallery of Art Publishing Office, 2010, p.350, n°63, repr. (Plâtre original)
  • 2011 Degas sculpteur, catalogue d’exposition, Roubaix, La Piscine – musée d’art et d’industrie André Diligent, 8 octobre-16 janvier 2011, Paris, Gallimard, 2010, p.98, n°8, repr. (Épreuve 62/P).
  • 2013 Marmor, Michael F., « Simulating Degas’ Vision: Implications for Dating his Sculpture”, rubrique Pointings, Sculpture Journal, n°22.2, 2013, p.96-108.
  • 2020 En Passant, Impressionism in sculpture, edited by Alexander Eiling and Eva Mongi-Vollmer, Francfort-sur-le-Main, Städel Museum, 19 mars – 28 juin 2020, Prestel, p.155, repr. Cat.69, (épreuve du Museum de Fundatie de Zwolle and Heino/Wijhe 62/F).

Expositions sélectives

  • 1921, Exposition des sculptures de Degas, Paris, Galerie A.A. Hébrard, mai-juin, n°71.
  • 1922, Degas. Prints, Drawings, and Bronzes, New York, Grolier Club, 26 janvier – 28 février (série A des bronzes).
  • 1922, Exposition Degas, New York, Galerie Durand-Ruel, 6-27 décembre (série B des bronzes).
  • 1923, Exhibition of the Works in Sculpture of Edgar Degas, février – mars 1923, Londres, The Leicester Galleries, n°71.
  • 1924, Exposition Degas, 12 avril – 2 mai 1924, Paris, galerie Georges Petit, n°324.
« La vérité nous ne l’obtiendrez qu’à l’aide du modelage parce qu’il exerce sur l’artiste une contrainte qui le force à ne rien négliger de ce qui compte. » Edgar Degas, 1897[3]
 

Degas et la sculpture : contexte

Degas pratique le modelage dès le milieu des années 1860. Plus tard, dans les années 1880, sa vue faiblissant, il éprouve encore davantage le besoin de traduire la forme en trois dimensions.  Dans sa quête de réalisme et de vérité, la sculpture lui devient essentielle : « Le nez sur mon modèle, je le scrute, j’en marque tour à tour les aspects en une série de croquis, et je résume le tout dans une pièce exiguë, mais dont la mise en place est solide, et qui ne ment pas. » Si l’on retrouve dans ses modelages les mêmes sujets et attitudes que dans sa peinture, il ne s’agit cependant pas d’études. Il considère plutôt ses figures modelées comme des exercices « pour donner à mes peintures, à mes dessins, plus d’expression, plus d’ardeur et plus de vie. » Les sculptures de Degas laissent transparaitre, à l’instar des dessins, le langage de l’artiste dans son expression la plus libre.
 
Non destinées à être diffusées, ces figures peuplent l’atelier de l’artiste et constituent pour lui un support de création ou un répertoire de formes. Seule la Petite Danseuse de Quatorze ans fut montrée au public de son vivant. Jamais fondus en bronze de son vivant, le corpus de ses modèles originaux en cire, plâtre ou divers matériaux est mis à jour après sa mort par le marchand Paul Durand-Ruel, en charge de l’inventaire de l’atelier. Il en dénombre environ 150, parfois en piteux état. 73 modèles sont alors sélectionnés pour être « sauvés » ; le sculpteur et ami de Degas, Paul-Albert Bartholomé, chargé de superviser l’avenir des sculptures, fait appel au fondeur Adrien-Aurélien Hébrard[4] et à son technicien Albino Palazzolo pour mener à bien l’édition. 22 épreuves de chaque modèle (marqués A à T + HER et HER.D)[5]  sont fondus à la cire perdue à partir du début des années 1920 (excepté le n°73 Petite danseuse de quatorze ans, un peu plus tard) et jusqu’en 1932[6].
 
Lorsque l’édition d’une série complète est terminée, en 1921, l’exposition des 72 sculptures (plus la Petite Danseuse de Quatorze ans en cire) est organisée à la galerie Hébrard sous la direction de Paul Vitry. Il s’agit de la première occasion pour le public de découvrir l’ensemble. Les sculptures sont numérotées et regroupées en 4 sujets :
            *Études de mouvements de danse et gestes de danseuses, n°1-37
            *Chevaux, n°38-54
            *Études de femmes, n°55-68
            *Divers, n°69-72
Intégré à la catégorie « Divers », le Portrait, tête appuyée sur une main porte le numéro 71. Degas n’a réalisé que très peu de portraits sculptés. Seuls trois d’entre eux sont connus aujourd’hui grâce à l’édition, mais nous savons que d’autre existèrent, dont il ne reste malheureusement plus de traces.
 

Degas et le portrait sculpté

A l’inverse, en peinture, le portrait est un genre qui l’occupe intensément : il en réalise d’innombrables entre 1855 et les années 1870, de ses proches d’abord, puis des portraits de commandes. D’une grande acuité psychologique et d’un style libre et original, ses portraits et autoportraits lui valent d’être reconnu comme l’un des plus grands portraitistes de l’histoire moderne de l’art. Les portraits sculptés sont rares. C’est surtout une recherche sur le mouvement qui l’anime à travers la pratique de la sculpture.
 
Les trois portraits sculptés connus sont :
*Tête, petite étude pour le portrait de madame S. autrefois appelée première étude (Mathilde Salle)
* Tête, grande étude pour le portrait de madame S. autrefois appelée deuxième étude (Mathilde Salle) [7]
* et notre Portrait, Tête appuyée sur la main, représenté en buste.

Si « (…) Degas a dû modeler de nombreux autres portraits d’amis »[8] dont il ne reste rien, il subsiste cependant des informations au sujet de deux d’entre eux. L’un concerne le portrait de son ami peintre vénitien Zandomeneghi que Renoir trouve « extraordinaire » et dont il regrette que son auteur le cache sous prétexte qu’il ne soit pas terminé[9]. L’autre est un buste de la jeune Hortense Valpinçon, documenté par Degas lui-même dans plusieurs lettres à des amis[10] à l’automne 1884. Séjournant au Ménil-Hubert, en Normandie, chez ses amis Valpinçon, il entreprend, à la demande de la mère, de modeler le buste de sa jeune fille. Cette dernière témoigne du fait que Degas commença par la tête, puis qu’il fit un buste, décidant finalement de créer une sculpture grandeur nature jusqu’à mi-cuisses. Dans une lettre du 3 octobre à Bartholomé, Degas décrit son buste qui a « deux bras (…) dont l’un est derrière le dos, (…) celui dont la main est visible » et il ajoute un petit croquis du buste. Ces divers témoignages[11] éclairent la compréhension de notre buste à plus d’un titre. On y apprend qu’il prend un plaisir certain à modeler et expérimenter mais que c’est un travail long et fastidieux pour lui et que des mésaventures surviennent telles que l’effondrement de la sculpture faute de moulage réalisé à temps. On note surtout, que l’artiste se lance dans une composition puis change d’idée en cours de route pour adopter une autre composition. Enfin, on note qu’il porte attention au modelage d’une main, comme dans notre sculpture.
 
Dans Portrait, Tête appuyée sur la main, la composition est peu banale. Elle semble être un fragment d’une composition plus complète qui montrerait le corps d’une femme étendue sur le côté. Anne Pingeot, dans son catalogue des sculptures de Degas établi en 1991, classe l’œuvre dans un chapitre intitulé « Fragment ». La tête penchée sur le côté et la coupure nette sur un plan horizontal juste sous les épaules, d’où émerge la main, crée une composition triangulaire, déséquilibrée à droite sous une grande oblique, peu usuelle. De plus, la main, vraisemblablement modelée indépendamment, a été assemblée à la tête déjà existante.
 

Une composition assemblée

Nous savons grâce à une étude scientifique approfondie du modèle original menée par les conservateurs de la National Gallery of Art de Washington [12], que la composition de cette sculpture résulte d’un assemblage et qu’elle a été construite en plusieurs étapes. Conservé à la National Gallery of Art de Washington, le modèle original[13] est en plâtre (divers plâtres) sur base en bois. Il apparaît que le buste a très probablement été moulé sur une version antérieure, sûrement en terre cuite[14]. L’artiste est ensuite venu travailler avec du plâtre frais pour ajouter le col et divers détails. Il s’agit dès lors de l’une des quatre sculptures dont l’artiste a réalisé un moulage en plâtre de son vivant[15]. Les autres modelages de Degas sont en cire et n’ont pas été dupliqués.
 
Toujours d’après l’étude technique détaillée[16], le col de dentelle a été modelé à la main et le lacet qui court autour du pouce, sous le menton, résultent d’une coulure de plâtre au goutte à goutte, reprise ensuite avec un outil. Par ailleurs, le bord inférieur du buste, fin et fragile, a dû être abîmé puis retravaillé pour être consolidé.
 
Si la main et la tête sont assemblées, elles sont ajustées par l’échelle et délicatement soudées par une reprise de matière discrète. Cela révèle le processus créatif de Degas qui expérimente toujours librement. L’étude scientifique d’une autre Tête, Petit étude pour le Portrait de Mme Salle (n°7) confirme cette approche ; elle montre que l’artiste a fait des recherches sur son aplomb et avait adjoint une main sur la joue à une étape de son travail pour finalement la retirer et garder la tête droite[17]. Rodin pratiquera quelques années plus tard l’adjonction d’une main à un visage (Masque de Camille Claudel et main gauche de Pierre de Wissant, vers 1895 ?) ou d’une main à une figure (La Main de Dieu ou La Création, 1896 ?) mais il se servira de mains marcottées sur un autre modèle et jouera sur des contrastes d’échelles entre les morceaux assemblés. Dans, Portrait, Tête appuyée sur la main, la main a vraisemblablement été faite pour soutenir ce visage. Elle est rapidement modelée et les quatre doigts contre la joue sont exagérément longs et fins. Cette main languissante rappelle d’autres mains représentées par Degas, notamment dans Étude de mains pour la famille Bellelli, une peinture conservée au musée d’Orsay[18].
 

Identification du modèle

Si les autres portraits sculptés de Degas sont identifiés, ici nous n’avons pas d’informations sur l’identité du modèle mais diverses hypothèses ont été émises :
               *Millard[19] a proposé d’y voir la cantatrice Rose Caron[20] que Degas admirait. Mais compte tenu des photographies d’époque montrant Rose Caron dont les traits ne se retrouvent pas du tout dans la sculpture, cette hypothèse nous parait irrecevable.

               *Par ailleurs, différents auteurs - depuis Rewald[21], en 1944, jusqu’aujourd’hui - y voient un portrait de Périe de Fleury ou Mme Bartholomé (1849-1887), la femme du peintre et sculpteur Albert Bartholomé, grand ami de Degas. Cette interprétation a pour origine l’intitulé de l’œuvre, « Mme Barthélémy », lorsqu’elle est exposée au Grolier Club à New York en 1922. Il a été supposé qu’il s’agissait d’une erreur pour orthographier Bartholomé… Degas aurait portraituré cette amie chère qui venait de mourir dans la fleur de l’âge en 1887 ; Les auteurs qui adoptent cette hypothèse comparent l’œuvre de Degas à la sculpture que Bartholomé réalise pour la tombe de sa bien-aimée au Cimetière de Bouillant en Picardie. Nous pouvons aussi la comparer à un dessin de Bartholomé portraiturant sa femme lisant allongée en 1883[22]. Nous y retrouvons un visage aux traits fins, une coiffure en chignon assez similaire et le vêtement au col montant. Mais selon nous, la comparaison s’arrête là, la physionomie paraissant bien différente… À l’instar d’Anne Pingeot[23], nous considérons cette identification à Périe de Fleury peu concluante.

Alors, qui peut bien être le modèle de cette sculpture ? Voici nos propositions :
 
              *En observant la physionomie de ce portrait, nous pensons d’emblée à la célèbre Petite Danseuse de Quatorze ans. Pourquoi ne serait-il pas celui de Marie Van Goethem (1865- après 1922?), le modèle de la Petite Danseuse ? La comparaison des visages des deux sculptures nous paraît intéressante, à commencer par la reprise des yeux mi-clos traités par deux fentes asymétriques ; on y retrouve un nez relativement similaire, fin et long, quoique différent au bout (il est relevé dans Portrait et plutôt arrondi chez La Petite Danseuse), la même attache du nez à la lèvre supérieure faiblement proéminente, les mêmes pommettes hautes…Seul le menton ne tient pas la comparaison mais cela peut être dû à l’aplomb de la tête contraire (tête baissée dans Portrait et relevée chez La Petite Danseuse). Une comparaison des visages par des vues en contre plongée renforce l’impression de similitude. Marie Van Goethem, fille d’immigrés belges, est issue d’une famille très pauvre. Sa mère, blanchisseuse, envoie ses trois filles à l’École de danse de l’Opéra. Marie et sa sœur ainée Antoinette sont aussi modèles. La famille habite dans le 9e, à deux pas de l’atelier de Degas. Marie est danseuse à l’opéra, entre 1879 et 1882. Elle pose régulièrement pour Degas, et notamment, vers 1875-1880, pour sa Petite Danseuse de quatorze ans qu’il présente au public en 1881 lors de l’exposition Impressionniste. Mais il n’est pas impossible qu’elle ait aussi pris pour Degas, une pose intime et abandonnée comme celle-ci, qui ne rappelle en rien qu’elle est danseuse[24].

                *Pour l’identification du modèle, nous pensons aussi à un portrait de la peintre américaine Mary Cassatt (1844-1926). Très proche de Degas, elle a un atelier non loin du sien, admire ses pastels et collabore avec lui à différents niveaux. Séduit par cette jeune artiste américaine talentueuse, Degas l’invite à exposer au Salon des Impressionnistes en 1879 et en fait son modèle. Les deux artistes se fréquentent très assidument vers 1879-1880 car ils ont un projet de périodique commun (Le Jour et la Nuit). Elle pose pour lui à plusieurs reprises, notamment pour Portrait de Mary Cassatt[25]Chez la modiste[26] ou Jeune femme nouant les rubans de son chapeau[27]. La physionomie très particulière de la jeune femme que l’on perçoit dans les œuvres sus nommées ou que l’on peut observer sur les photos d’époque la représentant, nous semble proche de celle de notre Portrait : des yeux bridés, un nez légèrement retroussé, des pommettes hautes, un grand menton.
           
                  *Enfin, une peinture de Jeune femme la main devant la bouche[28], représentant une jeune femme non identifiée, présente des traits nous semblant proches de ceux de la jeune femme de notre sculpture.

Quant à l’âge du modèle de Portrait, tête appuyée sur une main, il est assurément jeune ! Mais on ne peut définir l’âge plus précisément d’après la sculpture. Pour la création du modèle, différentes datations ont été proposées par différents auteurs : 1882-1895, pour Rewald ; vers 1892, pour Millard ; c. 1885-1888 pour la National Gallery of Art de Washington. Mais selon une étude de 2013 sur l’état des yeux de l’artiste, il apparaît probable que l’œuvre daterait plutôt du début des années 1880 au plus tard. En effet, il est montré dans l’étude que dès 1885, l’artiste avait une vision trop floue pour pouvoir modeler un petit visage aussi délicat et précis.

Attitude et intimité

Si l’identification du modèle satisferait notre curiosité, elle est cependant un problème secondaire puisqu’il ne s’agit pas d’un portrait de commande mais d’une recherche personnelle de l’artiste. Ce qui l’intéresse, c’est de saisir une attitude. Dans son travail sculpté en général, il tente de saisir l’attitude juste à travers des corps de danseuses ou de femmes en mouvement ou de chevaux en action. « Ce qu’il me faut, à moi, c’est exprimer la nature dans tout son caractère, le mouvement dans son exacte vérité, accentuer l’os et le muscle, et la fermeté compacte des chairs. Mon travail ne va pas plus loin que l’irréprochable dans la construction. »[29] Ici, le modèle est représenté dans une pose immobile mais c’est encore la saisie de l’attitude juste qui est recherchée ; celle d’une femme dans sa solitude, se reposant tout simplement ou réfléchissant avec une certaine mélancolie.
 
Ce geste de la main soutenant la joue a été associé à la Mélancolie par Dürer en 1514 puis on le retrouve au fil de l’histoire de l’art comme - pour se référer à des contemporains de Degas -, avec Mélancolie d’Edvard Munch ou La buveuse d’absinthe au café de la Nouvelle Athènes par Albert Bertrand en 1896. Degas lui-même représente cet état d’âme dans Mélancolie (fin des années 1860) de la Phillips Collection mais sans l’associer à la main sur la joue ; ou encore dans Femme au corsage vert (vers 1884) où l’on retrouve la main près de la joue et le regard perdu.
 
Dans Portrait, Tête appuyée sur la main, le modèle, dans une pose abandonnée, est à la lisière entre deux états : les yeux mi-clos suggèrent une vague présence au monde mais plus encore une présence à son intériorité. C’est un moment doublement intime que nous contemplons. Degas est coutumier de cette représentation de l’abandon et du repli sur soi, où le sujet n’est plus en représentation et lâche son comportement social pour se plonger en lui-même. Voici pour illustration : Repos d’une coryphée du Philadelphia Museum of Art,  Danseuse accoudée du National Museum de Belgrade,  La Convalescente du Paul Getty Museum ou Femme assise à côté d’un vase de fleurs du Metropolitan Museum. Photographe à ses heures, Degas explore aussi le thème dans ce medium comme avec ce cliché de Louise Halévy étendue conservé au J. Paul Getty Museum. La représentation de scènes intimes ou d’intérieur sera largement présente dans l’œuvre de nombreux artistes de la fin du XIXe et du début du XXe siècles. Pierre Bonnard et sa Femme endormie ou Édouard Vuillard et  Madame Hessel en robe rouge lisant (1905), sont d’éminents représentants de cette tendance. On retrouve dans leur œuvre de nombreux exemples de femmes portraiturées dans des poses lascives et abandonnées, dans leur intimité.
 
Une douceur émane de Portrait, Tête appuyée sur la main, par le sujet intime ou la composition oblique, mais aussi par le modelé fluide, aux passages souples. Le visage est modelé avec finesse sans, toutefois, que les traits ne soient très définis. Et son traitement contraste avec celui de la chevelure et du corsage, plus imprécis, laissant visibles les ajouts de boulettes, la marque du pouce[30]. La sculpture présente ainsi les caractéristiques du modelage juste, sensible et vivant de Degas. Nous y percevons sa liberté créatrice mêlant subtilement construction réfléchie, fine observation et liberté de la main sensible.
 

Les autres exemplaires

L’édition en bronze du modèle compte, à l’instar des autres modèles de Degas, 22 exemplaires (de A à T et HER et HERD), auxquels on ajoute le MODELE conservé au Norton Simon de Pasadena et l’exemplaire marqué AP d’Albino Palazzolo, non localisé. 14 exemplaires sont non localisés actuellement (dans des collections privées) et 6 sont conservés dans des musées : Metropolitan Museum, New York (A) ; Hannema – De Stuers Fundation, Heino, Pays-Bas (F) ; Museum of Fine Arts, Boston (H) ; musée d’Orsay, Paris (P) ; Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague (R) ; Museu de Arte, Sao Paulo (S).
 

Diffusion en Angleterre et collection Cargill

Notre exemplaire numéroté K provient de la collection Cargill à Glasgow en Écosse. David William Trail Cargill (1872-1939) était le directeur de la compagnie pétrolière Burmah, fondée par son père Davis S. Cargill. Il a constitué l’une des plus belles collections d’art impressionniste et moderne français en Ecosse. Il achetait principalement auprès du marchand Alexander Reid (1854-1928) dont la galerie La Société des Beaux-Arts se situait à Glasgow[31]. Entre 1918 et 1927, il acquiert entre autres, des œuvres de Daumier, Boudin, Manet, Monet et bien sûr, Degas[32]. En 1923 à Londres puis 1924 à Glasgow, Reid s’associe aux Leicester Galleries londonienne pour présenter une exposition des sculptures en bronze de Degas comprenant 37 danseuses, 17 chevaux, 14 études de femmes, 3 portraits en buste et 1 bas-relief[33]. Portrait, tête appuyée sur une main est répertoriée au n°71 du catalogue. Elle a peut-être été acquise à cette occasion par D. W. T. Cargill[34] ou à une autre occasion mais très certainement auprès du marchand Alexander Reid[35]. Une étiquette ancienne des douanes est toujours présente à l’intérieur de la sculpture. La sculpture revient en France ensuite par héritage et est conservée dans la famille jusque récemment.

[1] Nous retenons ici la proposition de datation d’une étude sur la vision de l’artiste : voir 2013, Marmor, p.100.
[2] Dates définies par Elisabeth Lebon pour la période de fonte des séries Degas par Hébrard in. Dictionnaire des fondeurs de bronze d’art, Marjon édition, 2003, p.186. Les dates de production des bronzes de Degas par Hébrard restent floues. Pour plus de précisions, voir Lindsay, Suzanne Glover, Barbour, Daphne S., Sturman, Shelley G, 2010, p.18 ; ou Pingeot, 1991, p.31.
[3] Extrait de 1921, article de Thiébault-Sisson.
[4] Lequel signe un contrat avec les héritiers Degas, le 13 mai 1918.
[5] On ajoute aujourd’hui la série MODELE décidée par Hébrard et Bartholomé et révélée au public seulement en 1976 + la série AP que le fondeur Albino Palazzolo s’est réservée.
[6] Cf. note 2.
[7] Respectivement, n°7 et n°27 in. Czestochowski, Pingeot. 2002.
[8] Rewald, 1944, p.8.
[9] In. A. Vollard : Renoir – An intimate Record, New York, 1925.
[10] Lettre à Ludovic Halévy / lettre à Henri Rouart / plusieurs lettres à Bartholomé dont celle du 3 octobre 1884, In. Lettres de Degas, recueillies et annotées par M. Guérin et précédées d’une préface de D. Halévy, Paris, 1931.
[11] À lire in. Rewald, 1944, p.9.
[12] Voir Lindsay, Suzanne Glover, Barbour, Daphne S., Sturman, Shelley G, 2010, p.350.
[13] Plâtre sur base en bois, 12,4 x 18 x 16,3 cm, collection de Mr et Mme Paul Mellon, conservé à la National Gallery of Art, Washington, inv. 1999.79.40.
[14] Cette terre devait être chamottée ou granuleuse car le plâtre porte les traces d’aspérités en surface : in. 2010, Lindsey, Barbour, Sturman, p.350.
[15] Les trois autres plâtres trouvés dans l’atelier en 1918 sont : Danse espagnole (deuxième étude) n°45 ; Danseuse regardant la plante de son pied droit, première étude, n°40, toutes deux moulées vers 1900 ; Femme se frottant le dos avec une éponge, torse, n°28.
[16] Op.cit.
[17] Voir Lindsay, Suzanne Glover, Barbour, Daphne S., Sturman, Shelley G, 2010, p.346.
[19] Auteur d’un des premiers catalogues sur la sculpture de Degas : Millard, Charles, The Sculpture of Edgar Degas, Princeton University Press, 1976.
[20] Pour prendre connaissances des arguments sur lesquels il s’appuie, voir 1991, Pingeot, p.187, n°71.
[21] Auteur du premier catalogue des sculptures de Degas en 1944.
[22] Albert Bartholomé, La femme de l’artiste (Périe, 1849-1887) lisant, pastel et fusain sur papier, Metropolitan Museum of Art, New York (acc. num. 1990.117).
[23] Pingeot, 1991, p.145.
[24] C’est bien elle qui prend la pose pour la figure modelée de L’Écolière. Voir n°74, Czestochowski, Pingeot. 2002.
[25] Mary Cassatt, vers 1880-1884, huile sur toile, National Portrait Gallery, Washington D.C., inv. NPG.84.34.
[26] Chez la modiste, vers 1882, pastel sur papier, MoMA, New York, inv. 141.1957.
[27] Jeune femme nouant les rubans de son chapeau, vers 1882, pastel et fusain sur papier, musée d’Orsay, Paris, inv. RF5605.
[28] Jeune femme la main devant la bouche, vers 1875, huile sur toile, Metropolitan Museum of Art, New York, Inv. 2018.289.2. Elle a été identifiée comme étant le modèle Emma Dobigny par l’auteur Pickvance en 1984 mais Degas ne donne pas lui-même l’identification du modèle au marchand Paul Durand-Ruel qui lui achète la peinture en 1890, alors intitulée « Tête de femme, étude ».
[29] Extrait de Thiébault-Sisson, article, 1921.
[30] Ces caractéristiques formelles et le caractère intime du sujet lui ont valu d’être assimilé dans divers catalogue à la sculpture impressionniste.
[31] À partir de 1928, Alexander Reid s’associe à Earnest Lefevre pour ouvrir la Lefevre Gallery à Londres.
[32] En 1922, D.W.T Cargill acquiert auprès d’Alexander Reid, Jockeys avant la course (1881) de Degas. In Fowle, thèse, 1993, p.276.
[33] Catalogue of an exhibition of the works in sculpture of Edgar Degas,  préfacé par Walter Sickert  (The sculptor of Movement), Londres, The Leicester Galleries, février-mars 1923, n°71.
[34] Nous savons que D.W.T Cargill achète deux chevaux en bronze de Degas lors de cette exposition pour 480£, in. Fowle, thèse, 1993, p.288. Il n’y a cependant pas de mention de l’achat de Portrait, Tête appuyée sur la main.
[35] D.W.T Cargill a acheté toute sa collection d’art français auprès de Reid. In Fowle, thèse, 1993, p.310.